A Hanoi, un système très original de collecte des déchets et matériaux recyclables est organisé depuis plusieurs décennies par des acteurs d'origine rurale regroupés en petites unités familiales et villageoises. Ces acteurs (collecteurs et commerçants) récupèrent et achètent 20% des déchets de la ville qui sont revendus ensuite à des petits entrepreneurs des villages du recyclage (papier, carton, plastiques, métaux) du delta du fleuve Rouge, ils embauchent une main-d'œuvre nombreuse et approvisionnent en matières premières secondaires de nombreuses petites entreprises artisanales et industrielles villageoises. Toutefois, dans le contexte de mondialisation et de croissance de la capitale vietnamienne, de la mise aux normes internationales de la production urbaine et du rejet croissant de toutes formes de ruralisation et informalisation des services urbains, les acteurs de ce système font face à de nombreuses contraintes (prix élevé du foncier pour installer les dépôts, difficulté d'accès aux logements pour les collectrices, ostracisme et contrôle par les autorités locales des personnes migrantes, nombreuses interdictions...). Plusieurs auteurs (Digregorio 1994 et Mitchel 2008) ont supposé que ce système de collecte des déchets disparaitrait ou tout au moins diminuerait en importance avec la métropolisation de la capitale. Or, notre étude réalisée entre 2017 et 2021 a montré, au contraire, le dynamisme, la fluidité et l'emprise spatiale de ces acteurs qui gèrent plus de 1200 depôts de déchets dans la capitale, approvisionnés par plusieurs dizaines de milliers de collectrices et l'importance des volumes de déchets collectés et commercialisés.
Cette présentation vise à interroger les stratégies des acteurs de ce système de collecte pour se maintenir dans cette capitale en pleine refonte métropolitaine, et en cours de modernisation.
Pour ce faire, nous avons choisi de suivre les collectrices et commerçant.e.s de déchets (pour la plupart des femmes), et d'analyser leurs pratiques pour construire des territoires de collecte ou de revente à partir de leurs « pratiques ordinaires » au sein de réseaux enchevêtrés où le localisme domine. Quelles stratégies mettent-elles en œuvre pour accéder aux ressources urbaines (foncier, gisements de déchets et main-d'œuvre), pour s'installer jusqu'au cœur de la ville, malgré l'accès de plus en plus difficile et coûteux au foncier lié à la tertiarisation des centres urbains.
Nous faisons l'hypothèse que l'efficacité du système de collecte et de recyclage des déchets à Hà Nôi est fondée sur la transposition du système de production territorialisé villageois intensif et pluri-actif jusqu'au cœur de la ville caractérisé sur le multi-usage des espaces, la proximité, la confiance, l'empathie entre voisins et les migrations de main-d'œuvre entre les villes et les campagnes proches. Cet enchevêtrement des systèmes de production, ce côtoiement de classes sociales est en pleine contradiction avec le politique urbaine de zonage de la ville dorénavant divisée et aménagée en zones résidentielles, industrielles, commerciales et récréatives.
Au sein des quartiers, ces acteurs développent des formes de résistance au changement urbain imposé « par le haut » en investissant les espaces les moins valorisés des quartiers urbains, les interstices et les trottoirs. Cette résistance est aussi liée à la conscience que ces acteurs ont de l'échec des politiques de ramassage des ordures sans tri à la source, ni à posteriori, du compostage et de l'enfouissement des déchets dans des décharges aux capacités limitées. L'échelle locale, celle des pratiques quotidiennes, est valorisée, même si elle est source de précarité, de honte, de relégation et d'ostracisme.
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