Surveiller les déchets qui résistent au temps. Le cas de l'immersion en mer des déchets nucléaires
Tania Navarro Rodriguez  1@  
1 : CERMES3 - Centre de recherche Médecine, sciences, santé, santé mentale, société
École des Hautes Études en Sciences Sociales, Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale, Centre National de la Recherche Scientifique, Université Paris Cité

Douze ans après l'accident nucléaire de Fukushima Daiichi (2011), le gouvernement japonais a décidé de rejeter l'eau issue de la centrale nucléaire accidentée dans la mer. Cette décision inédite comporte une forte dimension symbolique dans la mesure où elle rouvre non seulement les débats portant sur les conséquences des accidents nucléaires pour les populations et l'environnement, mais aussi ceux relatifs à la gestion des déchets produits par l'industrie nucléaire.

L'exemple des eaux polluées de Fukushima rejetées dans l'océan s'inscrit dans une construction d'un dispositif technique et politique visant à surveiller les effets de l'immersion[1] de déchets nucléaires sur les milieux marins. Cette communication cherchera ainsi à étudier comment la surveillance environnementale du fond des océans s'est construite progressivement depuis les années 1950. Pour cela, nous proposons d'analyser comment les instances internationales de protection de la mer (l'Organisation maritime internationale) et les agences d'expertise et régulation (Agence pour l'énergie nucléaire, Agence internationale de l'énergie atomique, etc.) ont participé à la mise en œuvre de la surveillance des grands-fonds marins entre les années 1950 et 2000.

Les termes surveillance et observation, souvent assimilés, peuvent recouvrir en réalité des significations différentes en fonction du contexte dans lequel ils sont mobilisés. Dans le cas du rejet en mer, et notamment dans celui de la surveillance des grands-fonds marins, l'observation consiste en la réalisation de contrôles techniques dans l'optique de comprendre les processus relatifs au transfert de radionucléides dans l'environnement marin. La surveillance renvoie quant à elle à la stratégie et le cadre mis en œuvre pour la réalisation des activités de contrôle. Par conséquent, la définition d'une stratégie de surveillance des grands-fonds marins implique de prendre en considération les ressources d'observation disponibles au regard des questionnements soulevés par les experts, scientifiques et citoyens, tout comme les directives réglementaires et de recherche existantes ou à construire, ou encore les contraintes matérielles et d'accès relatives aux sites pour lesquels le confinement des matières dangereuses ne peut pas être assuré.

Nous soutiendrons ici que, en ce qui concerne les déchets nucléaires rejetés dans l'océan, la surveillance environnementale des grands-fonds marins recouvre des actions réalisées dans un double objectif : assurer la mise en conformité des opérations de rejet par navire et rendre compte des effets potentiels de cette pratique sur les milieux marins. 

[1] Élimination et enfouissement sont des termes utilisés par les experts internationaux pour qualifier l'action de décharger les déchets nucléaires dans différents environnements. Nous utiliserons le mot élimination pour rendre compte du propos des experts tout au long de cet article, et celui de rejet en mer ou immersion quand il s'agira de l'élimination des déchets dans la mer indépendamment de la profondeur à laquelle les déchets sont enfouis.

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